Mike Flanagan, U.S.A, 2019, 180 min
Il a été dit beaucoup sur l’adaptation de « Doctor Sleep » par Mike Flanagan, tirée du livre éponyme de Stephen King, la suite de « The Shining ». Il est audacieux de mettre en chantier la conclusion cinématographique d’une œuvre de 40 ans considérée, à juste titre, comme culte par une grande partie du public, et pas seulement par les amateurs d’Épouvante/Horreur. « The Shinning » était une production mainstream populaire, mais de si haut niveau, qu’elle se suffit à elle-même. De plus, le réalisateur a déjà prouvé sa capacité à adapter l’œuvre du maître avec l’excellent « Gerald’s Game », et se présente donc comme l’homme de la situation.
Raté pour certains, chef-d’œuvre pour d’autres, l’œuvre de Mike Flanagan a déjà le mérite de ne pas laisser indifférente. Si le public l’a boudé (31 millions de $ de recette aux U.S.A, pour un budget de 45 millions), la critique s’est plutôt émerveillée devant ce qui peut être qualifié sans crainte d’aboutissement. Sa réussite est incontestable de bout en bout, au point que le métrage parvient à réaliser la performance de réconcilier cinématographiquement l’œuvre « trahit » qu’incarne « The Shining », avec les travaux de Stephen King.
Une œuvre dans la continuité du genre
Avec un tournage bien moins houleux que celui de Stanley Kubrick, cette adaptation propose un voyage au cœur d’un monde fantastique, où un surnaturel tangible répond à des lois physiques. Sans réellement verser dans le film de fantôme, mais plutôt dans celui de vampire, « Doctor Sleep » se trouve une identité propre et évite toute redite, ou fan service nauséabond, pour offrir un récit qui fonctionne dans son individualité. Il n’est pas nécessaire d’avoir vu « The Shining » pour l’apprécier.
Pétrie de référence, allant aussi bien du « Poltergeist » de Tobe Hooper au « Near Dark » de Kathryn Bigelow, « Doctor Sleep » met en place un univers cohérent et riche, avec ses propres codifications. Le personnage principal est Danny, le fils de Jack Torrance, un junky alcoolique, fuyant sans but de ville en ville, dans l’espoir de semer le « Shining » dont il se considère la victime. Mais c’est une part intégrante de son être, et il est difficile d’échapper à ce que l’on est. Et le récit s’organise autour de la démarche d’une acceptation de soi, qui passe bien entendu par des épreuves, telle une aventure initiatique.
Le vampire comme portrait d’une Amérique
Parallèlement à cet axe narratif, les spectateurices sont invités à suivre Abra, une jeune fille elle aussi dotée d’un « shining », très puissant, qu’elle peine parfois à contrôler. Elle est convoitée par une horde, le True Knot, espèce de vampires des temps modernes, qui se nourrissent du don de leurs proies, pour rester en vit. Ils aspirent une sorte de vapeur qui s’échappe de leurs victimes, qui plus elles souffrent, plus elles émettent de cette vapeur dont se repaissent les pseudo-vampires.
Sur le mode du Road Trip inversé (les vampires vont vers l’Est), Mike Flanagan met en place une atmosphère pesante. Il donne à son métrage un ton lancinant, où le danger approche constamment, sans représenter pour autant une menace urgente. Ainsi, le récit navigue entre les multiples personnages et les différents arcs narratifs. Avec sa durée-fleuve de 3h, le film prend tout son temps pour avancer, à un rythme qui lui sied parfaitement.
De Kubrick à Flanagan, il n’y a qu’un frisson
Avec sa mise en scène, toujours d’une très grande élégance, Mike Flanagan se promène ainsi entre ses protagonistes, ce qui mène inlassablement à leur rencontre. Telle une ambitieuse et vaste fresque, comme il en existe assez peu, l’histoire est favorisée aux effets horrifiques et à l’épouvante de boulevard, avec Jump scare et violons. Au contraire, ce qui se passe à l’écran est justifié par la mise en place d’un univers codifié. Dès les premières minutes, montre une cohérence totale avec le monde créé par Stanley Kubrick, 40 ans plus tôt.
À l’instar de Kubrick, Flanagan parvient à s’approprier une histoire dont il n’est pas à l’origine. Son adaptation, très différente du livre de Stephen King, rentre dans les cadres de « The Shining », tout en évitant la récitation et l’auto-référence. Par son talent de scénariste et de cinéaste, il développe des flashbacks et des scènes refaites à l’identique avec de nouveaux acteurs, plaçant naturellement son film dans la continuité de celui de Kubrick.
Étonnamment, l’artifice passe plutôt bien, et permet la construction d’un pont solide entre les deux œuvres. Intelligemment conscient de la place de son film dans l’histoire du cinéma, jamais Flanagan n’essaye de rivaliser ou d’égaler l’original, il possède son identité propre. C’est une œuvre de Mike Flanagan, puis c’est une adaptation de Stephen King, et en troisième strate seulement c’est la suite de « The Shining ».
La famille made in Mike Flanagan
Il est assez peu étonnant de trouver Mike Flanagan derrière la création de ce métrage, tellement les thématiques abordées se rapprochent de celles qui parcourent son cinéma jusqu’ici. En premier lieu se retrouve son obsession pour la famille américaine, toujours abîmée, et qui n’arrive jamais à fonctionner comme une entité unie. Avec « Doctor Sleep » il propose différent modèle et moult interprétations de la « famille ».
Tout d’abord, il y a Danny, homme solitaire en perdition, qui entre en cure de « désintox ». Il y fait la connaissance de celui qui sera son parrain, amené à devenir son ami le plus proche. Il est la seule figure stable qui lui permet de tenir, puisque son père s’est fait sauter sous ses yeux, et sa mère est décédée d’un cancer quelques années plus tard. La rencontre avec cet ami, un alcoolique repenti, et son implication dans le cercle des alcooliques anonymes, ressemble le plus à une famille pour lui.
Trouver sa place dans un monde plein
Ensuite, il y a Abra, fille d’un couple marié, qui semble vraiment bien sous tous rapports. Cependant, Abra leur fait peur. Depuis sa petite enfance, des évènements inexpliqués se cumulent autour d’elle. Ce n’est pas qu’ils la craignent, mais ils savent qu’elle se comporte différemment. Cela est ressenti par Abra, qui peine à s’intégrer totalement, car elle se sent incomprise au cœur même de son foyer.
Grâce à son « shining », elle fait alors connaissance avec Danny, et une amitié naît entre les deux. Un adulte de 45 ans, et une ado de 13 ans, ça la fout un peu mal, ce qui provoque forcément des malentendus. Elle le surnomme « Oncle Danny », et petit à petit une vraie relation filiale complémentaire naît entre les deux. Danny agrandit sa famille, et Abra peut enfin s’adresser à quelqu’un qui la comprend, et ne la craint pas.
La communauté, cette famille composée
Puis il y a les espèces de vampires, vagabonds en troupe, à bord de camping-car, ils dressent des camps là où ils trouvent des enfants avec le « shining », qui leur permettent de poursuivre cette parodie d’existence. Chaque adepte du True Knot est en fait la victime de l’un de ses membres, et ensemble ils forment une communauté de voyageur, une famille proche de la conception au temps du Far West.
Au XIXe siècle, il n’était pas rare que des communautés soient régulièrement créées, dans le but de partir traverser le pays, devenant une famille le temps de quelques mois, répondant à un mode de vie propre à la difficulté du voyage. Elles n’élaboraient ainsi des règles qui ne dépendaient d’aucun État, ni même à Washington. Le True Knot en rappelle à ces communautés, par leur nature de nomades totalement libres.
La fin d’un modèle structurel dépassé
Le film brasse ainsi des portraits de « familles », correspondantes grossièrement à un modèle valeuriale, comme il est souvent vendu par les conservateurs, par exemple. C’est la famille dans une approche libre de la signification du mot. Ce qui est choisi devient une famille, mais la famille nucléaire, comme point central, ne veut plus rien dire et disparaît de l’équation. « Doctor Sleep » apporte une réflexion sur l’idée de la transmission. Danny vit dans la crainte d’évoluer comme son père, paradoxalement devenu alcoolique, cela la pousse parfois dans des excès de violence.
La transmission constitue également un point central du True Knot, qui répond à une société très hiérarchisée. Les plus anciens ont la place de sages qu’il faut écouter, car c’est eux qui ont raison, ils ont le vécu, alors c’est eux qui doivent être suivis. Bien entendu, ces vampires ont une vision du monde datant pour certains du XIXe siècle. Ils ne se montrent plus du tout raccord avec un mode devenu futuriste, en parallèle duquel ils évoluent. Ils craignent le progrès, tels des conservateurs attachés aux reliquats d’institutions sclérosées condamnées à disparaître, car elle ne parvient plus à s’adapter à l’évolution.
Une humanité sur la sellette
Apparaît dès lors la notion d’une société en déclin, où la fin d’une communauté, reflet d’un conservatisme refusant tout changement, exprime l’absurdité de chercher à maintenir des traditions devenues désuètes. « On fait comme ça, parce qu’on a toujours fait comme ça. Et c’est tout ». Sauf que le monde lui, il bouge, et il n’attend pas que les nostalgiques d’un temps ancien s’habituent à lui, il avance sans cesse.
Dans le roman de Stephen King, le True Knot est touché par une maladie infantile. Puisqu’ils s’attaquent à des enfants, ils attrapent la rougeole, qui se répand parmi eux comme un cancer. Cela ajoute une forme d’urgence à cet axe de l’intrigue, dans la mesure où pour eux trouver Abra signifie également guérir. Cela apportait une réflexion sur l’idée de la disparition d’une population entière, donc de ses spécificités et ses traditions. Cette facette se montre totalement absente du film, qui resserre davantage son propos sur Danny et Abra. Mais apporte un nouveau personnage chez les vampires, une jeune femme disposant de pouvoir télékinésique.
Une œuvre virtuose dans le fond comme dans la forme
Avec sa mise en scène patiente, Mike Flanagan remplit parfaitement le pari de se mettre dans les chaussons de Kubrick. « Doctor Sleep » demeure visuellement autant abouti que « The Shining », comme lors du final, signe d’un retour aux sources pour le personnage de Danny. Mais ça évoque également un retour aux sources de l’épouvante pour Flanagan, qui étale ici de toute sa cinéphilie avec brio, et démontre le respect qu’il a envers ses aînés. Il confirme qu’il est faisable de produire des suites, sans passer son temps à citer avec nostalgie son précédent.
C’est bien simple, « Doctor Sleep » évite tous les écueils possibles, esquivant la facilité de la redite. Même les scènes refaites, ou l’introduction de « The Shining » placée au milieu (transformé en plan de nuit, avec des incrustes de neige) ne témoignent pas d’une manière de se réapproprier avec fainéantise un métrage déjà fait, et culte qui plus est. Tout au contraire, la démarche démontre plus une déclaration d’admiration pour l’œuvre de Kubrick, qui a marqué les rétines de plus d’un cinéphile.
Il est possible de la comparer à celle qui a mené à « Blade Runner 2049 » de Denis Villeneuve. Dans ce cas, jamais il ne parvenait à créer un univers propre, reprenant inlassablement tout ce qui compose la réussite de « Blade Runner » avec le temps (au point d’aller reprendre le logo Atari… Ce qui n’a aucun sens…). Le copier/coller et la référence facile sont proposés dans une démarche plus enfantine, celle d’un cinéphile qui s’amuse avec un univers qui n’est pas le sien. Au contraire, « Doctor Sleep » s’impose comme une œuvre adulte aboutie prête à rivaliser avec son original, ancrée dans son époque, sans ressembler à la resucée miteuse d’un film culte. (Je te vois Denis Villeneuve…)
Un film personnel dans sa construction, mais populaire dans son exécution
Riche des thématiques chères à Mike Flanagan, « Doctor Sleep » devient un voyage au cœur d’un univers bien développé. Rondement ficelé, et mené de main de maître, il s’avère peu étonnant que de nombreuses critiques en ont appelé au chef-d’œuvre. Il demeure certain que le film s’en rapproche, surtout au vu de sa qualité dans le marasme de la production horrifique actuelle. Il apparaît comme la promesse de voir Mike Flanagan proposer, dans un avenir proche, son véritable chef-d’œuvre, par une œuvre originale, tout aussi audacieuse.
« Doctor Sleep » tient carrément la mesure avec « The Shining », et s’imbrique tout naturellement dans sa continuité. Il repousse pour cela les limites du roman de Stephen King, c’est parce qu’il ne craint pas de se réapproprier à la fois l’univers écrit par ce dernier, et celui mis en scène par Stanley Kubrick. C’est une réussite rare pour une suite, surtout dans ce genre de cinéma, plutôt habitué à la redite aux motivations pécuniaires. Ici, il y’a avant tout une démarche artistique forte et diablement convaincante.
Le retour d’une production horrifique de qualité
Depuis quelques années, le genre de l’Horreur/Épouvante connaît à Hollywood une forme de renouveau sans précédent depuis les années 1980. Cela fait suite à l’interminable mode de remake et préquelle en tout genre, symptômes d’un manque d’imagination certain chez les exécutifs hollywoodiens. Ce constat s’étale tout de même sur une période allant du milieu des années 2000 au milieu des années 2010.
Depuis peu, de nombreuses productions horrifiques/épouvantes de qualités débarquent sporadiquement sur nos écrans, le plus souvent directement en VOD, mais avec une nouvelle dimension. Ce sont généralement des œuvres bien plus radicales, dans le gore notamment, mises en scène par des cinéastes amoureux du genre. Ils lui rendent hommage à leur manière, citant dans leur cinéma ceux qui ont fait du genre une affaire sérieuse, sans omettre la proposition d’un contenu original, bien souvent généreux.
« Doctor Sleep », et le cinéma de Mike Flanagan dans son ensemble, est un indicateur de ce renouveau horrifique, qui promet de grands moments dans la décennie à venir. Avec, pourquoi pas, un retour dans les salles obscures, une exploitation devenue rare pour ce genre. « Doctor Sleep » est en cela une exception, même s’il a échoué au box-office, ce qui est malheureux, il reste la promesse d’un renouveau horrifique. En espérant que les prochaines tentatives aboutissent à des réussites commerciales, elles pourraient motiver des producteurs à injecter quelques millions dans ce genre tombé trop vite en désuétude.
Le Film d’Horreur c’est du sérieux
Il est vrai que le nombre de mauvaises productions rapidement torchées s’avère important, puisque l’Horreur demeure un type d’entreprise facile à réaliser avec des bouts de ficelle, oubliant par moment la composition de réelles œuvres cinématographiques. C’est pour cela que « Doctor Sleep » et sa démarche de transmission générationnelle, permet un pont entre 40 ans d’exploitation du genre, devenant un film rare, donc précieux.
Espérons qu’il ouvrira tout de même la voie à des productions moins frileuses, par des producteurs prêts à laisser une liberté créative importante à des metteurs en scène de talents, qui ont des idées et savent les exploiter. Car c’est ça « Doctor Sleep », le résultat virtuose d’une vision d’un maitre de l’épouvante, qui n’a certainement pas encore fait la démonstration de tout son savoir-faire. Cela promet à l’avenir des aventures palpitantes au cœur de son cinéma. Et ça, j’achète !
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Doctor Sleep sur Rotten Tomatoes
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